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samedi 9 février 2013

Le repas des Gelinottes


 OU ANECDOTES SUR UN ROI DE FRANCE

Le marquis de Montferrat fut un des plus grands et des plus valeureux capitaines de son temps. Son mérite l’ayant élevé à la dignité de gonfalonier de l’Église, il fut obligé, en cette qualité, de faire le voyage d’outre-mer avec une grosse armée de chrétiens qui allaient conquérir la terre sainte. Un jour qu’on parlait de ses hauts faits à la cour de Philippe le Borgne, roi de France, qui se disposait à faire le même voyage, un courtisan s’avisa de dire qu’il n’y avait pas sous le ciel un plus beau couple que celui du marquis et de la marquise sa femme ; et qu’autant le mari l’emportait, par ses grandes qualités, sur les autres guerriers, autant l’épouse était supérieure aux autres femmes par sa beauté et sa vertu.

Ces paroles firent une telle impression sur l’esprit du roi, que, sans avoir jamais vu la marquise, il conçut dès ce moment de l’amour pour elle. Comme il était alors sur le point de partir pour la Palestine, il résolut de ne s’embarquer qu’à Gênes, afin qu’allant par terre jusqu’à cette ville, il eût occasion de passer par Montferrat et d’y voir cette belle personne. Il se flattait qu’à la faveur de l’absence du mari, il pourrait obtenir d’elle ce qu’il désirait.

Philippe ne tarda pas d’exécuter son projet. Après avoir fait prendre les devants à ses équipages, il se mit en route avec une petite suite de gentilshommes. À une journée du lieu qu’habitait la marquise, il lui envoya dire qu’il irait dîner le lendemain chez elle. La dame, prudente et sage, répondit qu’elle était très-sensible à cet honneur, et qu’elle ferait de son mieux pour le bien recevoir. Cette visite de la part d’un si grand monarque, qui ne pouvait ignorer que son mari était absent, parut d’abord l’inquiéter. Elle n’en devinait pas le motif : mais, après y avoir un peu rêvé, elle ne douta point que la réputation de sa beauté ne lui attirât cette distinction. Cependant, pour soutenir la dignité de son rang, elle résolut de lui rendre tous les honneurs possibles. Elle fit assembler les gentilshommes du canton, pour régler, par leur conseil, ce qu’il convenait de faire en pareil cas ; mais elle ne voulut confier à personne le soin du festin, ni le choix des mets qui devaient être servis. Elle donna ordre qu’on prît toutes les gelinottes qu’on pût trouver, et commanda à ses cuisiniers de les déguiser du mieux qu’ils pourraient, et d’en faire plusieurs services sans y ajouter aucune autre viande.

Le roi ne manqua pas d’arriver le lendemain comme il l’avait fait dire, et fut honorablement reçu de la marquise. Il fut enchanté de l’accueil qu’elle lui fit ; et voyant que sa beauté surpassait encore ce que la renommée lui en avait appris, son amour augmenta à proportion des charmes qu’il lui trouvait. Il la loua beaucoup, et ses compliments n’étaient qu’une faible expression des feux qu’il éprouvait. Pour se délasser, il se retira ensuite dans l’appartement qu’on lui avait préparé ; et l’heure du dîner étant venue, Sa Majesté et la marquise se mirent seuls à une même table.

La bonne chère, les vins choisis et excellents, le plaisir d’être auprès d’une belle femme qu’il ne se lassait point de regarder, transportaient le roi. S’étant toutefois aperçu, à chaque service, qu’on ne lui servait que des poules, préparées, à la vérité, de diverses manières, il parut un peu surpris de cette affectation. Il avait remarqué que le pays produisait d’autres espèces de volailles et même du gibier, et il ne pouvait douter qu’il n’eût dépendu de la dame de lui en faire servir. L’esprit de galanterie, qui le conduisait, l’empêcha cependant de témoigner aucun mécontentement. Il se félicita même de trouver, dans cette multiplicité de mets composés d’une seule et même viande, l’occasion de lâcher quelques gentillesses à la marquise. « Madame, lui dit-il avec un air riant, est-ce que dans ce pays seulement les poules naissent sans coq ? » faisant sans doute allusion à ce que, dans cette quantité de poules, il n’avait trouvé ni poulet, ni chapon. Madame de Montferrat comprit très-bien le sens de cette demande : et voyant que c’était là le moment de lui faire connaître ses dispositions, elle lui répondit avec courage sur-le-champ : « Non, sire ; mais les femmes y sont faites comme partout ailleurs, malgré la différence que mettent entre elles les habits et les dignités. »

Le roi, sentant toute la force de cette réponse, comprit alors le dessein que s’était proposé la marquise en lui faisant servir tant de gelinottes. Il vit, dans ce moment, qu’il était inutile d’aller plus avant, que ses soins seraient perdus avec une dame de cette trempe, et que ce n’était pas là le cas d’employer la violence. Il se reprocha à lui-même de s’être enflammé trop légèrement, et jugea que le meilleur parti, pour son honneur, était de tâcher d’éteindre son feu, en renonçant aux espérances flatteuses qu’il avait conçues. C’est pourquoi il renonça au désir de l’agacer davantage, de peur de s’exposer à de nouvelles reparties. Il ne fut pas plutôt sorti de table qu’afin de mieux cacher le motif de sa criminelle visite il reprit tout de suite le chemin de Gênes, et remercia la marquise des honneurs qu’il en avait reçus.

Nouvelle V
Les Contes de Boccace (1313-1375)


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