Le Vassal de Du Guesclin
I
Un grand
château s’élève au milieu des bois de Maël ; tout autour , une eau
profonde ; à chaque angle une tour ;
Dans la cour
d’honneur , un puits rempli d’ossements ; et le monceau devient chaque
nuit de plus en plus haut.
Sur la barre du
puits s’abattent les corbeaux , et ils
descendent au fond , pour y chercher pâture , en croassant joyeusement .
Le pont du
château facilement tombe , mais encore plus facilement se relève ; quiconque
entre là ne sort plus.
II
A travers la
terre des Anglais , chevauchait un noble écuyer , un jeune voyageur , appelé
Jean de Pontorson .
Comme il
passait le soir près de leur forteresse , il demanda l’hospitalité au chef
des sentinelles .
-
Descendez ,
cavalier , descendez et entrez au château , et mettez à l’écurie votre cheval
bai .
Il mangera de
l’orge et du foin tout son soûl , tandis que vous souperez à table avec nous .
–
Or tandis qu’il
soupait à table avec les hommes d’armes , ils ne parlèrent pas plus que s’ils
eussent été muets.
Seulement ils
dirent à une jeune fille : - Montez , Biganna , pour faire le lit du
seigneur chevalier que voilà.-
Quand vint
l’heure de s’aller coucher , le jeune cavalier alla se reposer .
Le seigneur
Jean de Pontorson chantait , dans sa chambre , en déposant son cor d’ivoire sur
le banc de son lit :
-
Biganna, ma
gentil sœur , dites-moi une chose : Pourquoi me regardez vous en
soupirant ?
-
Si vous saviez ,
cher seigneur ; si vous étiez à ma place , vous me regarderiez de même en
soupirant ;
En soupirant ,
et vous auriez pitié de moi : dessous votre oreiller , il y a un
poignard ;
Le sang du
troisième homme qu’il a tué n’est pas encore séché ; hélas ! seigneur
chevalier , vous serez le quatrième !
Votre argent ,
votre or et vos armes , tous vos effets , hormis votre cheval bai sont sous
clef .-
Et lui de
glisser la main sous l’oreiller , et de retirer le poignard ; or il était
rouge de sang .
-
Biganna , chère
sœur , sauve moi la vie et je te ferai riche de cinq cents écus de rentes .
-
Je vous remercie
, seigneur ; dites-moi seulement : Êtes-vous marié , ou ne
l’êtes-vous pas ?
-
Je ne veux , Biganna , vous trompez en aucune
sorte : voilà quinze jours que je me suis marié .
Mais j’ai trois
frères qui valent mieux que moi ; s’il plaisait à votre cœur de choisir entre
eux ?
-
Rien ne plaît à
mon cœur , ni homme ni argent , à mon cœur rien ne plaît que vous , mon beau
seigneur ;
Suivez moi , le
pont du château ne nous arrêtera pas , l’homme du guet ; il est mon frère
de lait . –
En sortant de
la cour , le seigneur disait : - Montez ma sœur , en croupe derrière mon
fort coursier ;
Et allons à
Guingamp trouver mon suzerain , pour savoir s’il était juste que je perdisse la
vie ;
Allons à
Guingamp chercher mon droit seigneur Guesclin , qu’il vienne mettre le siège
devant Pestivien .-
III
-
Habitants de
Guingamp , je vous salue , je vous salue avec respect : et mon seigneur
Guesclin , au nom de Dieu ! où est-il par ici ?
-
Si c’est le
seigneur Guesclin que vous cherchez , cavalier , vous le trouverez dans la
Tour-Plate , dans la salle des barons .-
En entrant dans
la salle , Jean de Pontorson alla droit au seigneur Guesclin .
-
La grâce de Dieu soit avec vous , seigneur , et que
Dieu vous protège ! et protégez vous-même qui est votre vassal .
-
La grâce de Dieu
soit avec vous-même qui parlez si courtoisement ; celui que Dieu protège
doit protéger les autres .
Mais que vous
faut-il donc ? dites-le moi en peu de mots .
-
Il me faut
quelqu’un qui vienne à bout de Pestivien ;
Il y a là des
Anglais qui oppriment ceux du pays , étendant leurs ravages à plus de sept
lieues à la ronde ;
Et quiconque y
rentre est tué sans pitié ; sans cette jeune fille , j’étais tué aussi .
J’étais aussi
tué comme tant d’autres ; j’ai sur moi le poignard rouge encore ; le
voici ! –
Du Guesclin
s’écria : - Par les saints de Bretagne ! tant qu’il y aura un Anglais
en vie , il n’y aura ni paix ni loi !
Qu’on équipe
mon cheval , et qu’on m’arme à l’instant ; et en route ! et voyons si
cela peut durer ! –
IV
Le gouverneur
du château demanda en raillant , du haut des créneaux , au seigneur
Guesclin :
-
Est que vous
venez au bal , quand vous êtes ainsi équipés , vous et vos soldats ?
-
Oui , par ma
foi ! seigneur anglais , mais ce n’est pas pour danser , c’est pour faire
danser ;
Pour vous faire
danser un branle qui ne finira pas de bonne heure ; quand nous serons
lassés , les démons prendront notre place . –
Au premier
assaut , les murailles tombèrent et le château trembla jusqu’en ses
fondements ;
Au second
assaut , trois des tours s’écroulèrent et deux cents hommes furent tués , et
deux cents autres encore .
Au troisième
assaut , les portes furent enfoncés , et le Bretons entrèrent , et le château
fut pris .
Le château est
maintenant détruit ; le sol a été bien aplani ; et le laboureur y
passe la charrue en chantant :
« Quoique
Jean l’Anglais soit un méchant traître , il ne vaincra pas la Bretagne , tant
que seront debout les rochers de Maël . »
Barzaz Breizh
Hersart de la Villemarqué
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